Il nous plait de commencer cette contribution par souhaiter à tous les musulmans du Sénégal de bonnes actions acceptées en ces 10 premiers jours du mois de Zul Hijjah (Mois du « Hadj », pèlerinage). Chaque année, la communauté attend avec beaucoup de ferveur ce mois sacré qui compte parmi ses jours, les jours du Pèlerinage à la Mecque, qui culmine avec la Station à ‘Arafat et se termine en apothéose à travers toute la Oumma (communauté des musulmans) et sur toute la planète, par la grande fête de « l’Aïd al Kabir » (Tabaski). Chaque année également, c’est avec beaucoup d’appréhension que la communauté scrute le ciel à la recherche de la lune, mais avec le souvenir de certaines célébrations calamiteuses marquées par les dissensions et la dispersion, le souvenir de fête aux couleurs de la tristesse et au goût de l’amertume. Chaque année donc, lors de cette échéance ou à de nombreux autres moments, la « Question du Calendrier musulman » se rappelle, souvent douloureusement à l’ensemble de la Communauté sur toute la planète.
Fondamentalement la question posée est : « Comment concevoir et réaliser un calendrier lunaire commun à l’ensemble des musulmans de la planète, sur des bases conformes à la Charia et qui intègre les savoirs scientifiques actuels et les enjeux de notre époque ? ». Le problème est complexe et la solution n’est pas évidente. Il s’agit, sur la base : i) d’une intention spirituelle sincère ; ii) d’une connaissance la plus précise et la plus complète possible des références scripturaires (versets et hadiths) relatives au sujet ; iii) d’une compréhension approfondie de la position des oulémas de la Charia anciens et contemporains sur le sujet ; iv) d’une maîtrise suffisante des savoirs scientifiques et techniques de pointe dans ce domaine ; v) d’une intelligence des réalités des communautés musulmanes à travers le monde et des enjeux politiques et géostratégique de l’époque, de faire un effort de réflexion et de construction d’une solution acceptable du point de vue de la Charia, informée par l’astronomie et les sciences connexes, réaliste, juste et soucieuse de la stabilité des pays et des communautés liés à l’Islam.
C’est ce challenge que les « usûliyyûn » (principologues du droit islamique) appellent « Ijtihâd » (effort de raisonnement pour trouver la règle de la charia à appliquer à sujet donné). La Oumma ne manque de personnes qualifiées en la matière et il leur revient d’assumer leur responsabilité islamique et historique à cette fin. Pour les musulmans qui ne sont pas préparés à assumer cette responsabilité (Ijtihâd), il leur incombe de s’informer sur la question, de consacrer du temps à l’étudier aux fins de se faire une idée juste des opinions et positions des uns et des autres sur la question.
Il ne s’agit donc pas d’appartenir à un « Camp » qui se réclame d’une « Position » donnée, de condamner les membres de l’autre camp, de les dénigrer, de les mettre en accusation et parfois d’aller jusqu’à les excommunier. Une telle attitude alimente la discorde dans la communauté, cultive l’inimité entre ses membres et crée des foyers de tensions (Fitna). Le Coran met en garde contre cette attitude par de multiples injonctions à ne pas se diviser : « Il vous a légiféré en matière de religion, ce qu’Il avait enjoint à Noé, ce que Nous t’avons révélé, ainsi que ce que Nous avons enjoint à Abraham, à Moïse et à Jésus : ”Etablissez la religion ; et n’en faites pas un sujet de division. » (Coran 42 : 13) ;
« Et obéissez à Allah et à Son messager ; et ne vous disputez pas, sinon vous fléchirez et perdrez votre force. Et soyez endurants, car Allah est avec les endurants. » (Coran 8 : 46)
« Les croyants ne sont que des frères. Etablissez la concorde entre vos frères, et craignez Allah, afin qu’on vous fasse miséricorde. » (Coran 49 : 10)
« Le jeûne est le jour où vous jeûnez ; la rupture (du jeûne) est le jour où vous rompez le jeûne ; et le sacrifice (de l’Aïd) est le jour où vous offrez le sacrifice » (rapporté par Abu Dawud)
Une rupture s’impose donc qui reposera sur : la recherche, l’étude, la discussion (débat dépassionné), la concertation la confiance et la co-construction des solutions aux problèmes de la Oumma.
Qu’est-ce qui pose problème ?
- Il n’existe pas présentement, à l’échelle de la Oumma, un consensus sur un mode de détermination du mois lunaire (début et fin) ;
- les pays musulmans continuent de faire de la détermination du mois lunaire une question de souveraineté nationale ;
- les critères utilisés diffèrent d’un pays à l’autre (alignement sur un pays tiers, adoption d’un calendrier sur la base du calcul astronomique, observation à l’œil nu et/ou à l’aide d’instruments optiques au 29e jour du mois en cours)
Il est utile de noter que ce débat n’est pertinent que pour tous les 12 mois lunaires et pas seulement pour des célébrations et des actes cultuels prescrits dans des mois déterminés. Les musulmans ont besoin de savoir le temps légal pour la zakat, l’observation du délai de viduité, le mois de ramadan, les mois du pèlerinage, le jour d’Arafat, les 3 jours du sacrifice, le jour d’Achoura, etc. Ce qui veut dire que la réponse qui est attendue doit porter sur la détermination du mois lunaire en tant que tel plutôt que sur des événements particuliers de ce mois. Perdre de vue cet aspect du problème conduit à d’incessantes, inutiles, et insolvables polémiques.
A ce sujet, il se pose deux questions principales :
- est-ce que le calcul astronomique peut être la base de la détermination du mois lunaire ?
- Est-ce que la première apparition du croissant de Lune peut engager tous les pays musulmans et ceux qui vivent dans des pays non musulmans ?
C’est l’occasion de rappeler les deux recommandations fondamentalessorties des rencontres entre oulémas de la Charia et oulémas de l’astronomie tenues sous la houlette de l’Académie de Fiqh de la Ligue islamique mondiale :
- Il convient de ne valider un témoignage visuel que sur la base de sa non contradiction avec les prédictions fiables du calcul astronomique,
- la première visibilité du croissant de Lune engage en principe tous les pays musulmans qui partagent tout ou partie d’une même nuit.
Il se trouve que ces résolutions ne sont pas contraignantes vu les réalités politiques et religieuses et aussi le rapport entre Charia et Science que chaque pays musulman gère à sa convenance. A part les pays comme la Turquie qui a défini un calendrier lunaire sur la base des prévisions astronomiques, la majorité des pays musulmans pratiquent le mode de détermination du mois lunaire par la constatation visuelle à l’œil nu ou à l’aide d’instruments optiques. Donc, il est tout à fait logique que sur la base de critères différents, les pays n’aboutissent pas toujours aux mêmes résultats. C’est en raison de cette situation que des oulémas respectés de la Oumma y compris de l’Arabie Saoudite ont donné des fatwas stipulant que chaque pays s’en tienne à ses critères et que les musulmans y vivant célèbrent les évènements liés au mois lunaire à l’unisson.
Que s’est-il passé à la fin du mois de Zul Qa ‘dah 1438/2017 ?
Les prédictions astronomiques et les cartes de visibilité de différentes sources crédibles indiquaient que le croissant de Lune ne serait pas visible le Lundi 22 août 2017 où s’est produite la conjonction, à 18h 30min (UTC- Temps Universel Coordonné), ni à l’œil nu ni à l’aide d’instruments optiques. Les mêmes données astronomiques montraient que le croissant de Lune serait visible à l’œil nu et/ou à l’aide d’instruments optiques le mardi 22 Août 2017 de façon plus nette de l’ouest (Amérique, Afrique) vers l’est (Asie). Toutefois, les prévisions astronomiques comme de tout temps sont toujours accompagnées d’une note précisant que pour la possibilité de l’observation à l’œil nu, il faut tenir compte de l’état de l’atmosphère.
Alors que s’est-il passé par exemple pour l’Arabie Saoudite et le Sénégal ?
L’Arabie Saoudite, comme attendu selon les données astronomiques, a déclaré ne pas avoir vu le croissant de Lune le lundi 22 Août pour ensuite annoncer, en toute conformité avec la règle de la charia que les oulémas ont comprise du hadith « Jeunez si vous le voyez et rompez si vous le voyez. Si les nuages vous gênent alors estimez-le (dans d’autres variantes : estimez-le à 30 jours, compétez le nombre », que le mois de Zul Qa ‘dah en cours va compter 30 jours. Ce comptage estimatif a conduit ce pays à déclarer que le premier jour du mois de Zul Hijjahtombe le mercredi 23 Août 2017. Il en découle que le 9e (jour d’Arafat) tombe le jeudi 31 Aout et le premier jour du sacrifice (Aïd el Kabîr), le vendredi 31 Août 2017.
Du côté du Sénégal, aussi comme attendu, le croissant de Lune ne pouvait être vu le lundi 22 Août 2017. La Commission nationale ?) de concertation sur le croissant lunaire (CONACOC) avait prévu de collecter des informations pour le début du mois de Zul Hijjah, le mardi 22 Août 2017. Selon les prévisions astronomiques, ce mardi 22 Août 2017, le Sénégal était dans une zone de visibilité à l’œil nu et à fortiori à l’aide d’instruments optiques. Sauf qu’en plein hivernage, le ciel était couvert dans certains endroits du pays s’il ne pleuvait pas dans d’autres. Aucun observateur n’ayant fait un témoignage visuel sur l’ensemble du territoire, en toute conformité avec la règle de la Charia mentionnée plus haut, la CONACOC a estimé que le mois en cours comptait 30 jours et déclaré que le premier jour du mois de Tabaski tombe le jeudi 31 Août 2017.
Il découle de ce décompte que le 9e jour correspondant au jour d’Arafat tombe le vendredi 1er septembre 2017, le premier jour de sacrifice (Tabaski), le samedi 2 Août 2017. Cette déclaration reste cohérente avec les critères que la CONACOC s’est donnée, à savoir, le territoire national et l’observation à l’œil nu. Libre à qui veut de critiquer cette déclaration tout en sachant que ces critères sont ceux de la plus part des pays musulmans y compris l’Arabie Saoudite. Ce pays dispose d’un calendrier administratif basé sur le calcul astronomique mais se heurte à la position des oulémas qui exigent l’observation à l’œil nu pour les événements religieux. Certains de ses oulémas sont encore opposés à l’utilisation d’instruments optiques !
Quant au fameux argument de la « succession immédiate » entre le jour d’Arafat et le jour du sacrifice, il faut dire qu’il est à relativiser. En effet, ce qui met un bémol à ce raisonnement sur la « succession immédiate », c’est le fait d’oublier que ce sont les dates du mois de Zul Hijjah qui sont à prendre en compte et celles-ci dépendent bien entendu du mode de détermination du mois lunaire. Prenons un exemple : Si le croissant de Lune est aperçu quelque part dans le monde et que l’Arabie Saoudite n’en tienne pas compte vu qu’elle se détermine le début du mois de Zul Hijjah sur la base de l’observation à l’œil nu sur son territoire national, le jour de la station d’Arafat et du sacrifice que ce pays organisateur du Hajj va annoncer ne seront pas forcément les « bonnes dates ». Il est donc justifié de faire la part entre les dates « officielles » fixées par l’Arabie saoudite et les « bonnes dates ». Pour dire vrai, il est déjà arrivé à ce pays de revenir sur la date déjà annoncée du jour d’Arafat. Deuxième exemple : si par on ne sait quelle « raison », l’Arabie saoudite avait annoncé avoir vu sur son territoire à l’œil nu ou à l’aide d’instruments optiques le croissant de Lune, le lundi 22 Août 2017, tous les astronomes noteraient que les dates du jour d’Arafat et du sacrifice qui en découleraient seraient incohérentes. Elles seraient donc les dates officielles et pas du tout les « bonnes dates » astronomiquement parlant.
Un début de solution consensuelle serait que l’Arabie Saoudite tienne compte et de l’instant de la conjonction, ce qu’elle fait avec son calendrier administratif, et de la première apparition du croissant de Lune qui se produit astronomiquement parlant d’abord dans les pays de l’Ouest du globe (Amérique et Afrique) avant l’Asie en raison de la rotation de la terre. Dans ce cadre, c’est étonnant d’entendre notamment au Sénégal, des voix qui reprochent à la CONACOC de se limiter au territoire national sans se dire que c’est le cas de l’Arabie saoudite et de la grande majorité des pays musulmans lesquels ne font pas recours à un calendrier lunaire basé sur le calcul astronomique comme c’est le cas de la Turquie et le fut aussi pour la Libye. Si l’Arabie saoudite adopte la démarche que nous venons de mentionner alors elle créerait les conditions d’une détermination des dates du mois de Zul Hijjaj beaucoup plus rationnelle et acceptable pour toute la Oumma. L’Arabie saoudite organise le pèlerinage sur son territoire ce qui ne lui donne pas pour autant une souveraineté sur le cycle de la Lune.
Pour ce qui est de l’autre fameux argument de la grosseur du croissant aperçu par certains au Sénégal le mercredi 23 Août, il faut dire tout simplement qu’il est tout à fait normal qu’il en soit ainsi pour au moins les raisons suivantes : i) le croissant était âgé de 48h ; ii) les valeurs d’élongation et de Hauteur de Lune étaient bien au-dessus des valeurs minimales de respectivement 8 et 5 degrés ; iii) là où le croissant a été vu ce mercredi c’est parce que le ciel était suffisamment dégagé, ce qui favorise une bonne luminosité. Néanmoins, l’argument de la grosseur du croissant de Lune n’est pas opposable à ceux qui n’ont fait qu’appliquer la règle de l’estimation à trente (30) jours du mois en cours en cas de ciel nuageux.
Pour ne pas conclure
Tout ce qui précède nous amène à dire que la décision de la CONACOC pour ce mois de Zul Hijjah au Sénégal est cohérente et reste une option avec laquelle on peut certes ne peut être d’accord sans toutefois la considérer comme non conforme à la Charia. La question de la détermination consensuelle du mois lunaire reste entière et sa solution dépendra des relations que les pays musulmans établiront entre d’une part la Charia et le Fiqh qui permet d’en déduire des règles et d’autre part, l’astronomie et les sciences connexes. Dans cette optique et sur la base des données de l’astronomie moderne et des productions d’oulémas contemporains comme Faysal Al mawlawi, deux critères suffisent à établir un calendrier musulman perpétuel qui aurait entre autres avantages de ne pas laisser de place à la discorde : i) la connaissance de l’instant de conjonction ; ii) la connaissance de l’instant du coucher du soleil pour chaque pays. Ce qui nous a amené à énoncer, à la suite d’Al mawlawi, dans notre ouvrage « Astronomie et Charia », ceci : « le premier jour du mois lunaire musulman commence au coucher du Soleil qui suit l’instant où se produit la conjonction »
D’ici là, il s’agit de ne rien faire qui alimente et entretient la discorde au sein des musulmans du monde et notamment d’un même pays. Selon le calcul astronomique, la première visibilité à l’œil nu et/ou à l’aide d’instruments optiques se produit le mardi 22 Août 2017. Il en découle ceci :
- Le mercredi 23 Août 2017 est le premier jour du mois de Zul hijjah,
- Le jeudi 31 Août sera le 9e jour de ce mois,
- Le vendredi 1er Septembre, le 10e
Toutefois, l’inexistence d’unanimité sur les critères de détermination du mois lunaire au sein de la Oumma et la cohérence de la déclaration de la CONACOC pas remise en cause par les autorités musulmanes traditionnelles au Sénégal me conduit à faire l’option de la prière de Tabaski le samedi 2 septembre 2017 au Sénégal. Je vais prier inshaa-Allah la fête de Tabaski au Sénégal, le samedi 02 Septembre 2017 tout en invitant tous les musulmans et toutes les musulmanes au Sénégal à faire de même.
Cette option est mon choix, parce-que :
Le hadith précité « Le jeûne est le jour où vous jeûnez ; la rupture (du jeûne) est le jour où vous rompez le jeûne ; et le sacrifice (de l’Aïd) est le jour où vous offrez le sacrifice » est compris par nombre d’oulémas comme étant une invitation à fêter avec sa communauté locale,
Je fais mes prières de Korité ou de Tabaski dans des mosquées ou des terrains vagues du Sénégal,
Il est plus beau de prier, de fêter, de se souhaiter un sacrifice accepté et de se demander mutuellement pardon le même jour avec toute la famille, tout le quartier, tout le village, (imaginons que dans une famille le père ou le mari prie un jour différent de celui de la mère ou de l’épouse voire des frères et des jeunes de la maison qui ne sont même pas encore concernés par la Sounna du sacrifice !),
Il est plus beau de dire que tel pays musulman va fêter tel ou tel plutôt que de parler d’un groupe,
Je veux que mon pays échappe au désordre administratif, social et économique,
Il est prévu dans mon pays un jour de fête de Tabaski déclaré férié pour toute la communauté musulmane,
Je respecte le consensus des autorités musulmanes traditionnelles de mon pays,
Je prie le matin du jour de la fête à l’heure légale du Sénégal, alors que dans d’autres pays il ne fait pas encore matin ou on est déjà dans l’après-midi,
J’ai des droits et devoirs envers l’Etat du Sénégal dont je détiens la carte d’identité et le passeport,
Je veux prendre l’habitude de régler ce genre de question, où il n’y a pas consensus, d’abord en accord avec les autorités de mon pays pour éviter que des problèmes d’autres pays n’impactent sur la cohésion nationale du nôtre,
Je voudrais souhaiter mes meilleurs vœux aux musulmans du Sénégal, à ma famille et à, mes voisins, en étant sûr que nous avons fêté le même jour,
Je voudrais voir les diplomates des pays musulmans au Sénégal prier avec nous à l’unisson le jour des fêtes,
Je soutiens tout ce qui consolide la cohésion nationale et le bon vivre ensemble au Sénégal pour tout ce qui ne heurte pas des obligations catégoriques de l’islam.
Etant entendu que le problème reste entier quant à une détermination consensuelle du mois lunaire pour toute la Oumma et au Sénégal.
Avec une volonté résolue, une concertation inclusive et une démarche appropriée, Allah nous y aidera.
Fait à Dakar, le 27/08/2017
Ahmadou Makhtar Kanté
77 658 27 17
amakante@gmail.com