Home A la une Chronique du lundi : Ces enfants de notre faillite…

Chronique du lundi : Ces enfants de notre faillite…

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« La grève des Bàttu » aurait pu s’intituler « Le crépuscule des talibés ». Enfants de la rue à qui désormais, la rue est formellement interdite. Sauf que cette fois-ci, la réalité dépasse la fiction : ce ne sont plus seulement des mendiants, mais surtout des enfants.

Qui sous la contrainte, abandonnent leur improbable espace de survie : la rue. Au quotidien, leur horizon d’attente y était jusque-là configuré et limité par une hypothétique pitance que des adultes à la générosité toujours intéressée, leur tendaient du bout des doigts. Avec une condescendance méprisante. C’est pourtant à ce prix que des milliers d’enfants assuraient leur subsistance, entretenaient leurs parents, ainsi que la flamme de certains « daaras ».

Mais le paradoxe de certains de ces foyers ardents, c’est qu’ils ne raffermissent plus les cœurs, n’éclairent plus à ces talibés errants la Voie qui mène à Dieu. Pourtant, la question des enfants de la rue, enfants dans la rue, à la rue, pour la rue…, n’est pas un effet sans cause. Tout à la fois, c’est la face la plus hideuse et la plus symptomatique d’une société en faillite, où toute chose porte en elle-même les germes de sa propre perversion.

Enfants sans enfance, ils travaillent à la place et au profit d’adultes dégénérés, qui confisquent tous les droits des enfants et leur imposent tous les devoirs des adultes. Ces « pauvres doux êtres », comme les aurait nommés Victor Hugo, donnent l’impression de n’avoir que des géniteurs qui les ont mis au monde et non des parents, qui leur auraient assuré la sécurité et le confort d’une famille, même démunie.

Quant à certains prétendus maîtres coraniques, ce ne sont en vérité que de pitoyables chevaliers d’industrie dont les talibés sont les ouvriers sans salaire. Certains « daaras » sont ainsi soumis à des exigences de productivité et de rentabilité ayant pour principal levier la mendicité de ces apprenants qui tendent la main plus qu’ils ne psalmodient les versets du Saint Coran. Dans les vrais « daaras », la mendicité participe plutôt de la formation de l’adulte accompli que deviendra le jeune talibé.

Une manière de mortification qui progressivement, élimine toute morgue et installe des vertus comme l’endurance et l’humilité dans la dignité. Il importe donc d’identifier à la fois les vrais daaras et les vrais talibés, afin de les appuyer et encadrer de manière officielle : ceux-ci dans leur rôle social et religieux, ceux-là pour que les adultes ne mangent pas leur enfance.

Car comme dit Cheikh Hamidou Kane : « Nous sommes parmi les derniers à posséder Dieu tel qu’Il est dans son unicité (…). Il faut sauver Dieu en nous-mêmes. » En sauvant les enfants de l’errance et de cette mendicité à l’échelle industrielle. Mais les autorités semblent plus préoccupées par l’image de la capitale et le succès de cette opération, pour mériter le satisfecit de la communauté internationale. « 172 enfants ont été retirés de la rue en une semaine », se satisfait le Directeur des Droits et de la Protection des Enfants.

Or, en quittant l’enfer de la rue, ils ne retrouveront chez leurs parents qu’un paradis aussi dérisoire et aléatoire que la rue. Où a contrario, l’espoir d’une hypothétique pitance leur permettait, suprême paradoxe, d’entretenir au quotidien, l’illusion d’une vie normale, quoique marginale. Au demeurant, aucun être humain ne met au monde un enfant pour le confier à la rue.

La vérité est que les enfants de la rue ne sont pas issus de la rue : c’est plutôt le dérèglement généralisé de la société qui les emprisonne dans cet espace indéfiniment ouvert. Ouvert à tous les manques, tous les périls. Pourtant le mal, en l’occurrence, n’est ni l’errance ni la mendicité de ces enfants, mais les conditions de possibilité d’une telle situation. De ce point de vue, la décision d’éradiquer le phénomène est en soi fort louable.

À condition de l’inscrire dans une perspective globale qui ne concerne pas que les enfants. Il ne faut surtout pas que nos autorités aient une conception monumentale de l’Histoire. Qui consisterait à saisir cette occasion pour ne produire que des solutions spectaculaires et conjoncturelles, dont l’efficacité et la durée s’estomperont aussi vite que la clameur médiatique qui les aura accompagnées.

Tout le monde le proclame : la jeunesse, c’est l’avenir. Mais l’avenir est sans devenir lorsqu’il est obstrué par l’insoutenable spectacle de ces enfants de la rue. Tant que ce problème ne sera pas résolument pris à bras le corps pour lui trouver une solution radicale et définitive, nous serons comme ces peuples dont parle E. M. Cioran, qui jouent leur propre tragédie en « un culte de la vie par manque de vie. » Car ces enfants de la rue sont les nôtres, ceux de notre faillite…

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